Administration de biens: la croissance externe a-t-elle tué le métier?

Publié le par AIPI 93

Administration de biens: la croissance externe a-t-elle tué le métier?

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par Henry BUZY-CAZAUX

Le propos a de quoi choquer, et je sens qu'il va à tout le moins faire couler de l'encre! Je me demande vraiment si les métiers de syndic de copropriété, de gestionnaire locatif, et juqu'à la transaction, vente et location, n'ont pas pâti au plus haut point de la croissance externe. Je m'explique.

On sait que les activités commerciales peuvent se développer de grandes deux manières: par la croissance dite "interne" ou "organique", c'est-à-dire par la conquête de nouveaux clients ou l'extension du chiffre d'affaires attaché à un client déjà conquis, ou bien par l'achat de chiffre d'affaires, c'est-à-dire par l'acquisition d'entreprises de même activité ou de fonds de commerce similaires. 
On s'accorde à reconnaître que c'est Jacky Lorenzetti, fondateur de FONCIA (à l'origine "Franco-Suisse Gestion"), qui a imaginé que la croissance externe pouvait constituer un effet de levier puissant pour développer ses affaires. L'ensemble de ceux qui avaient des ambitions de développement lui ont emboîté le pas, et ce que l'on appelle les groupes de gestion et de transaction, nationaux ou régionaux, tels qu'on les voit aujourd'hui, se sont constitués par croissance externe.

Cette modalité a fait l'objet de critiques de la part des associations de consommateurs, parce que le principe d'acheter de la clientèle a pu les choquer: la croissance externe est née dans l'industrie, où elle a été un moyen de consolidation des secteurs, mais sa transposition dans l'univers des services, avec un lien direct entre des enseignes professionnelles et des ménages (B to C), peut sembler inopportune.

En outre, dans des activités très règlementées, tout n'est pas possible en la matière: on ne reprend pas un mandat comme on transfère un contrat classique ou une relation libre de tout cadre contractuel. En cas reprise des parts d'un cabinet, le nouveau syndic doit se soumettre au vote de l'assemblée générale pour faire régulariser son mandat, tout comme un gestionnaire locatif si le contrat de son prédécesseur ne comprenait pas de clause de substitution.

Je ne me placerai pas d'emblée du point de vue du consommateur, j'y reviendrai plus tard. Je voudrais regarder le phénomène de la croissance externe du point de vue professionnel: après des années passées à faire moi-même de telles opérations pour développer des groupes ou des réseaux tels que Immo de France, FONCIA ou Tagerim, j'ai acquis la conviction que ce système faisait courir le risque de la perte du métier.

La croissance externe conduit à deux écueils, dont il est bien difficile de se garder: l'obsession d'intégrer de nouvelles sociétés, qui détourne du savoir-faire, et l'illusion que le chiffre d'affaires augmente sans s'occuper des clients.

Le premier péril est considérable: un cabinet acheté doit être pris en main et assimilié, intégré à l'ensemble dont il doit faire partie. Les méthodes de travail, les produits, les services, les méthodes comptables, les systèmes informatiques, et par-dessus tout les personnels doivent être passés à la toise. L'objectif est que le cabinet soit mis aux normes du groupe qui le reprend, en particulier pour atteindre dans les meilleurs délais la profitabilité moyenne des autres cabinets du groupe. Combien de temps ces efforts prennent-ils pour porter leurs fruits? Comme dans l'histoire de Fernand Reynaud (dans le sketch intitulé "Le fut du canon" pour les plus jeunes, une pièce d'anthologie...) "un certain temps". Il varie selon la capacité du repreneur à intégrer, selon qu'il dispose d'une équipe dédiée ou pas, d'un savoir-faire éprouvé ou pas. Globalement, entre douze mois et... trois ou quatre ans!

J'ai même vu des cas extrêmes, je n'ai pas dit rares, dans lesquels ce travail d'intégration ne parvenait jamais à terme: fonds mandants détournés par le précédent propriétaire, comptabilité en désordre total, pratiques professionnelles fautives, collaborateurs historiques fermés à la formation, et finalement pertes de clients ne pouvant être enrayée.

Quel que soit le délai attendu pour obtenir cette intégration à un degré satisfaisant, d'un an...à l'infini, elle est consommatrice d'une énergie et de moyens colossaux. Et au moment où elle emploie les équipes, ordinaires ou spécialisées, les mêmes équipes sont détournées de fait de la mission de base: servir les clients du portefeuille d'origine, innover, veiller à la relation client. En langage courant, cela s'appelle la proie pour l'ombre. Car de toute façon, la croissance externe aura pour corollaire des pertes en ligne de clientèle. La proportion? Variable selon la qualité, la netteté et l'efficacité des process: de presque rien à presque tout. FONCIA, lorsque le groupe était coté en Bourse, mettait en avant son aptitude à racheter sans abîmer les portefeuilles acquis, avec des taux d'érosion inférieurs à 5%, montant à 10% dans les pires situations. Ces "taux de casse" restent exceptionnels dans la profession.

Enfin, la croissance externe est quelque chose comme une préfėrence stratégique apparente: elle met dans la tête des collaborateurs que ce n'est pas la peine de s'efforcer pour les anciens clients puisque leur nombre sera grossi mécaniquement par des clients achetés. Du coup, la plupart des groupes qui font de la croissance externe mettent leur croissance organique en panne, à savoir la conquête de nouveaux clients par tous moyens utiles. Pire: ils s'aperçoivent que le métier se perd progressivement, parce que les collaborateurs ne voient plus en lui le cœur du sujet. A l'instar d'un sportif qui se contenterait d'amphétamines pour donner du volume à ses muscles, et ferait l'impasse sur l'entraînement quotidien.

Le juge de paix de la qualité professionnelle, c'est la croissance interne: quand vous savez fidéliser vos clients, en gagner d'autres, alors vous faites la preuve de votre savoir-faire. Quand vous mettez le cap sur la croissance externe, l'arbre risque de cacher la forêt. De nombreux groupes en font les frais aujourd'hui. Ils ont du mal à stabiliser leur base d'actifs, au profit d'ailleurs d'acteurs de proximité, cabinets artisanaux ou familiaux. Ces professionnels n'ont pas toujours l'expertise la plus fine de leurs métiers, mais la compensent par un lien commercial plus fort et un ancrage local rassurant. C'est à cet endroit que le consommateur pèse sur les choix stratégiques: il sait manifester son insatisfaction, jusqu'à rompre un mandat, et tirer la sonnette d'alarme s'il se sent délaissé.

On voit apparaître en outre un phénomène nouveau: les groupes sont beaucoup moins prompts à racheter cabinets et agences, convaincus d'avoir atteint la taille critique ou se concentrant enfin sur leur périmètre constitué, et les indépendants s'y mettent, à leur échelle. En particulier, des cadres qui ont travaillé au sein des groupes et y ont appris à intégrer se lancent dans l'aventure de l'indépendance puis de la croissance externe.

Il importe en tout cas que ces femmes et ces hommes, dirigeants de groupes, actionnaires, entrepreneurs familiaux, artisans de l'immobilier, n'oublient jamais l'essentiel: leurs fonds de commerce ont une valeur importante, estimée environ une année et demi de chiffre d'affaires, pour autant qu'y soit associée ce que l'on appelle "le métier". Je crois qu'on recommence à apprendre cela dans les écoles de management, et du moins dans l'école immobilière que je préside est-ce au principe de tous les enseignements.


Henry Buzy-Cazaux est président de l'Institut du Management des Services Immobiliers

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M
<br /> Voici un point de vue sur l'évolution de la qualité d'un métier plutôt que sur sa croissance économique. C'est un angle intéressant.<br />
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